Le soleil de l’après-midi s’échappe du fin rideau de fer, projetant ses multiples faisceaux sur le mur blanc, une constellation de point lumineux dans ce petit volume sombre. Quelques mètres carrés accueillent ainsi un lit métallique, pieds vissés dans le carrelage.
Sortant de sa torpeur, l’homme se lève doucement et s’assoit au bord du matelas plastifié. Voilà plusieurs jours qu’il ne s’alimente plus ou peu, sa peau blanche presque translucide porte les marques de la dénutrition. Son ventre se creuse, sa peau est tendue entre chaque os comme les voiles des navires d’antan, ses mains décharnées s’agitent sous l’effet de l’angoisse mettant en branle ses tendons, ces haubans pris dans la tempêtes. Ses poignets gardent encore les tristes stigmates des liens d’autrefois, moment d’effroi, où les cocktails lytiques ne suffisaient plus à apaiser la souffrance et ou la douleur voulait s’évader par la mort. « Le suicide c’est envoyer le corps a une mort qui s’est déjà emparée de la psyché » expliquait Donald Winnicott, mais une faible étincelle perdure dans son regard, deux yeux noirs dont l’éclat brille toujours dans l’obscurité.
« Que voulez-vous ? » demande-t-il d’une voix grave, rocailleuse, semblant provenir du tréfonds de son être, de ses viscères, insufflé par son âme et amplifié par sa cage thoracique. D’habitude mutique, il observe, et s’étonne presque de la surprise qu’affiche mon visage. J’insiste pour qu’il mange, invoquant son état de santé, nos inquiétudes, mais il refuse et s’enferme dans cette opposition passive qui le caractérise évoquant avec délicatesse les injonctions divines guidant sa conduite.
Plusieurs fois par jour, il joint les mains remuant rapidement ses lèvres, priant. Son vocabulaire s’est enrichi de mots liturgiques empruntés aux différentes religions. Je découvre la clinique de l’automatisme mental si cher à de Clérambault avec ses phénomènes élémentaires, où le patient a la désagréable impression d’une désappropriation de sa pensée.
Pourtant, si la désorganisation de sa pensée qualifiait son état antérieur, il était alors possible de discuter : auteurs français, métaphysique et poésie. Les « fleurs du mal » l’accompagnait partout et il citait régulièrement la première strophe du « spleen ».
Ni la psychothérapie, la parole, le dialogue si souvent salvateur, ni la chimie moléculaire, cette association de neuroleptiques ne modifie sa santé psychique. De jour en jour, la maladie gagne du terrain comblant les espaces vides de sa vie, le réel quitte son esprit, les crises délirantes s’enchainent, se rapprochent et s’emparent de lui, puis tout bascule, et au rythme des violons du 2ème Concerto en G mineur des quatre saisons, il s’agite, vocifère tournoyant sur lui-même.
Si une lueur persiste dans son iris noire, la souffrance a submergé ses pupilles, des larmes de peurs débordent ainsi de ses yeux, traçant dans son visage meurtri des sillons de douleur. Ses sens sont empoisonnés par les hallucinations, ces voix tambourinant dans son crâne l’empêchent de trouver le repos. Son corps s’effondre, ses muscles s’atrophient, la vie se consume.
Les réunions médicales, paramédicales, éthiques se suivent et se ressemblent. Elles sont à la recherche de la meilleure prise en charge, de la meilleure procédure. Courrier, e-mail, lettres de liaisons parcourent les services universitaires à la recherche de la vérité.
Soudain, il se dresse, de sa main repousse mon épaule et m’écarte pour franchir la porte. Il court, ses muscles se tendent et déploient leurs restes d’énergies dans un objectif unique : la course. Ses pieds nues foulent le sol des couloirs, il tourne à gauche puis à droite. Les blouses blanches volent et virevoltent dans les escaliers, les bruits de pas s’intensifient. Il termine son marathon dans le jardin, inspire profondément puis me lâche en regagnant sa chambre « j’ai bien aimé jouer avec vous aujourd’hui ».