La faim

Six mois qu’elles se succèdent dans mon bureau, six mois que mon carnet de moleskine se rempli d’histoires, six mois de trajectoires déchirantes comme leurs peaux se fissurant au contact anguleux de leurs os saillants.

Le contact débute toujours par une longue lettre souvent manuscrite, parfois dactylographié : un bref aperçu de leurs vies, une marque – s’il en est – de leurs motivations à la prise en charge.

« Veuillez docteur acceptez mes salutations les plus distinguées »

Le courrier est analysé, décrypté. Le mythe déconstruit et décousu retranscrit et traduit en terme médicaux : hyperactivité, restriction, vomissements postprandiaux, orthorexie, hyperphagie. Ce lexique de la faim permet d’écarter, de mettre – l’espace d’un instant – à distance les carences, les négligences, les abus emmaillants leurs histoires. Les chiffres : poids, taille, calories sont autant de paramètres mesurables, de repères rassurants, guidant le praticien.

La rencontre arrive, l’inévitable aussi : l’entretien ouvre des brèches, démasquant la honte, la culpabilité et la faible estime de soi. Le perfectionnisme, la rigidité signant alors la fragilité et l’enfermement dans des routines inflexibles. La parole aide, les digues cèdent, la souffrance psychique fini par s’échapper, s’écouler avec son flots d’idées noires, d’angoisses et d’anxiété. J’accroche un regard, une émotion, tout en gardant l’empathie propre à cette neutralité bienveillante de l’examen psychiatrique.

La psychiatrie du XXIe siècle, renouant avec la médecine somatique, s’attache à observer, palper, rechercher complications et conséquences de cette dénutrition imposée. Lanugo, œdèmes, signe de Russel autant de nouveaux termes s’ajoutant au lexique de la faim.

Comment l’esprit peut-il en venir à se priver de l’essence même de la vie ?

Par des mécanismes similaires à ceux des addictions, notamment via l’action de la sérotonine, les dernières avancées de la recherche sur l’anorexie suggèrent que cette maladie est maintenue, au moins en partie, par un dysfonctionnement de circuits neuronaux, particulièrement dans ceux régulant la prise de décision et la motivation entrainant donc des routines alimentaires et des cognitions inflexibles. Ainsi sur un terrain génétiquement prédisposé, fragilisé par des événements de vie, le modèle biopsychosocial entre en action et la pathologie se développe.

« Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée » – Alfred de Musset

Le diagnostic éloigne le déni, ouvre une voie et trace un chemin, celui de la guérison. Les mots ont une force, un poids, c’est la confrontation au réel. L’orage psychique intérieur est parfois difficile à percevoir, Le parcours est long, difficile, si la patiente l’emprunte il convient alors au thérapeute de la soutenir.

Six mois d’accompagnement font prendre conscience de la détresse de ces femmes et hommes tiraillés par la faim qu’ils leurs manquent. L’anorexie est la maladie psychiatrique la plus meurtrière, consacrons dès lors un peu de notre temps à sa compréhension.  

L’artiste ressent aisément
la grande lumière tremblante,
la chaleur,
le souffle des êtres vivants
l’émergence
et la disparition.

Je peins la lumière qui vient de tous les corps – Egon Schiele

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