Le ruban rouge

Une douce lumière filtre à travers les volets de la chambre de garde, déposant sa chaleur sur ma joue humide. Devant le vieux bureau de bois, penché sur ce petit carnet de cuir noir moleskine, stylo en main, j’essaie d’ancrer dans le papier mes émotions, mes états d’âme de la nuit. Chaque phrase est reproduite sur les lignes tracées telle que ma pensée me les livre. L’association libre me permettra peut-être de décrypter mon inconscient, quand je relirai, une fois calme, ces quelques mots. Comprendre les mouvements d’esprits de cette aube aux couleurs pourpres m’aidera je l’espère à avancer. Trouver le sommeil ne va pas être facile, je ressens encore quelques-unes de ses pulsations au bout de mes doigts.

Pourtant, cette nuit avait commencé calmement, des rires échangés avec l’équipe, un café partagé, quelques pâtisseries. Le petit ventilateur procurait même un peu de fraicheur dans la chambre, Morphée fini par m’accueillir dans ce lit trop petit.

Le téléphone sonne « Venez-vite un patient s’est ouvert le bras ». Sortir de l’onirisme n’est pas toujours facile, autour de moi tout est flou, je cherche l’interrupteur puis mes lunettes, une brume cotonneuse m’entoure et se dissipe plus j’avance dans les couloirs de l’hôpital. Une clameur retentie au loin comme un cri sourd, étouffé. Je sors les clefs de ma poche, la porte du service s’ouvre.

J’aperçois un long ruban rouge, puis un autre s’envolant en l’air, retombant ensuite en milliers de petites gouttes tapissant le sol et les murs. A chaque battement, c’est un peu plus de sang qui se répand dans le couloir. Allongé, l’artère radiale sectionné il s’agite, pâle, laissant échapper un cri entre ses dents « je n’avais pas le choix ».

Rapidement, chacun prend sa place. L’infirmier réalise un bandage compressif, l’aide-soignante prépare le matériel pour la pose d’une voie veineuse et surélève les jambes. Il faut aller à l’essentiel, trouver les bons termes : « Il reste hémodynamiquement stable, mais a perdu une très forte quantité de sang ». Au bout du fil, le médecin régulateur du SAMU d’une voix calme, rassurante me répond « une équipe du SMUR est en route ».

Chaque seconde parait une éternité, pour chaque minute une vie s’écoule. Le psychiatre Boris Cyrulnik disait « le regard de l’autre n’est pas neutre, c’est une perception qui créé une alerte émotive, une sensation d’invitation ou d’intrusion », face à nous, la terreur, la peur et le délire, alors avec de simple mot on panse les plaies invisibles laissée par la douleur psychique.

Des pas assurés dans l’escalier, ils arrivent : la relève. Treillis blancs aux écritures bleues, poches bourrées de sparadraps, ampoules et patchs, ils amènent leur rigueur, celle de l’urgence : ECG, hémocue, oxygène, le protocole est en marche et avec lui, la vie. Tout s’accélère. Le pouls devient filant, tout comme le temps.

Dans la nuit, les sirènes s’éloignent, les lueurs bleues s’estompent, l’obscurité reprend ses droits. Assis à sa place, on contemple l’autre, on attend la parole, mais les mots ne sortent pas, comme si le ruban rouge de tout à l’heure serrait un peu trop fort la gorge. Le café réchauffe le corps, délie l’esprit et permet le soupir.

L’aube se lève, les patients remuent dans leurs draps, il faut nettoyer avant que le soleil ne soit trop haut sur l’horizon. Puis écrire, laisser une trace dans ce dossier informatisé, contacter le senior qui cherchera aussi les bons mots pour rassurer, qui ramènera des croissants le matin pour oublier le temps d’un instant le ruban rouge et les gouttes.

Enfin, on s’écroule dans son lit, de fatigue, de tristesse et d’angoisse, mais pourquoi ? ça on cherche encore à le comprendre.