Un picotement au bout des doigts, une douleur dans le bas ventre puis un frisson qui remonte, serre et prend la gorge. Une sensation désagréable s’installe, investit le corps, se niche au fond de l’âme. Serait-ce un des symptômes du syndrome de l’imposteur, la culpabilité, inaccessible à la raison et difficilement à la réassurance ?
Je revois ce jeune patient, immigré clandestin, débarqué sur les plages françaises après un périple long de presque deux ans. Marqué à jamais, sa peau couverte de cicatrices, les yeux exorbités, la voix comme ses hallucinations, forte et massive. Des cris, des propos incohérents et finalement, une mesure d’isolement. Le rassembler : des liens en tissu molletonné pour le maintenir, pour ramener dans son corps son esprit perdu, dissocié.
Déjà, Pierre Janet en parlait dans l’automatisme psychologique, expliquant que la confrontation à la mort pouvait « fragmenter le moi » et entrainer une dissociation de l’esprit, mais il faudra attendre les travaux américains sur le stress post traumatique et la guerre du Vietnam pour compléter cette théorie.
Pourtant, quand il faut prononcer les mots, prescrire la contention, cette sensation refait surface, envahissante, paralysante. Un long frisson parcourt mon dos, un gout de bile fait son apparition dans ma bouche. Si Pinel et Jean Baptiste Pussin ont libéré les insensés de leurs chaines pendant la révolution française, pourquoi deux cents trente ans plus tard, j’immobiliserai ce jeune homme ?
Il hurle, frappe et griffe le mur de sa chambre, l’angoisse trop forte malgré les traitements. La HAS en 2017 écrivait dans son rapport : « Il doit s’agir de faire face à un danger important et imminent pour le patient ou autrui ». L’équipe se veut rassurante, basant son argumentaire sur l’empirisme.
Sa poitrine se soulève doucement au rythme de ses respirations, il semble calme, apaisé. Quelques heures seulement se sont écoulées, et son discours apparait plus organisé, sa pensée plus fluide. La mesure est levée et la sensation disparait. Il faut chercher et reconnaitre ce moment précis, cet instant où l’esprit humain bascule. L’identifier permet la prévention, intervenir de manière précoce, coordonnée pour éviter ce dernier recours celui de l’enfermement, des liens.
En Islande, depuis 85 ans, la contention mécanique est abolie, au lieu de cela, des moyens non contraignants de négociation et de désescalade sont utilisés, ainsi que des mesures plus coercitives (internement, tranquillisation rapide, isolement, unité de soins intensifs psychiatriques). Le Dr Pall Matthiasson, directeur de l’hôpital psychiatrique de Reykjavik l’explique en partie par le caractère homogène de la société Islandaise dont le fonctionnement se base sur la confiance. Se former, être en nombre suffisant diminue également le recours aux contentions.
Calme, apaisé par les traitements, rassuré par notre présence, la parole peut enfin faire son travail. Il raconte son récit, pose des mots sur ses émotions, il cherche aussi à comprendre pour avancer, à démêler, sortir de la brume qui occulte ses pensées. La cigarette se consume, la fumée s’élève, se disperse, s’évapore avec la souffrance. Il est temps de le raccompagner en chambre, évoquer ses difficultés a mobilisé ses forces, la tension psychique refait doucement surface.
Finalement, cette sensation a son utilité, c’est une piqure de rappel, un retour au réel, à l’humain. Une sonnette d’alarme qui n’a qu’un but : faire réfléchir. Questionner nos pratiques, c’est progresser, comprendre c’est avancer.