Le messager

J’allais écrire un texte sur la raison, un article scientifique, un billet dont les fondations sont ancrées dans l’Evidence Based Medecine, quand la mort a fait irruption. Brutalement, accidentellement, de manière inattendue. Il m’a fallu du temps pour poser des mots, construire des phrases, nommer l’ensemble des émotions et des sensations que j’ai pu ressentir. Une impression d’étouffer irréel, de suffoquer sous le poids d’une telle annonce.

Et pourtant, ne sommes-nous pas, soignants, censé être formaté, formé, habitué à la mort ? Combien de fois ai-je entendu le matin aux transmissions « cette nuit, monsieur X est malheureusement décédé » ? Souvent attendu, parfois soudain mais toujours impuissant.

Je me souviens de mon premier comme de mon dernier, les autres, fantômes de mon passé reste dans les limbes de ma mémoire.
Le spectre de cette garde refait surface, une vielle femme, insuffisante cardiaque, son cœur qui bat une dernière fois et la vie qui s’éteint. La compote sur la table de chevet, entamée. Le calme et le silence dans le service de cardiologie ; le pacemaker retiré en pleine nuit.

J’esquisse ensuite son portrait et ma vision se trouble. Pourquoi est-ce si difficile quand il s’agit d’un proche ? Ne pouvons-nous pas nous réfugier derrière cette blouse blanche, cette carapace de médecin, d’infirmier, de soignants ?

Ce jour-là, je venais de finir Examen d’empathie de Lesli Jamison, et je n’arrivais pas tout à fait à décrypter mes émotions. Etais-je triste car j’aimais cet homme ? était-ce la violence de l’annonce ? Ou mon empathie envers mon père dont la voix tressaillait à l’autre bout du fil ?

Puis, ce fut à mon tour de décrocher mon téléphone et de transmettre cette terrible nouvelle. Ma formation m’aidera t’elle ? y’avait-il des mots à éviter et d’autre à ne pas omettre ?

Dans son livre l’annonce de la mort, la psychologue Marie-Frédéric Bacqué écrit : « Après l’annonce, il y a un « avant » et un « après ». Cette rupture de la temporalité est toujours difficile à supporter dans un premier temps ». J’allais donc devenir ce messager que l’on ne veut pas entendre. Ce coup de tonnerre dans un ciel serein.

Je ne sais plus exactement ce que j’ai dit, quels termes j’ai employé, je ne sais plus si mon visage était tordu, si ma voix tremblait. J’ai dû m’excuser plusieurs fois de communiquer une telle tristesse, car mon ami me répondit « Tu sais, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise manière de le dire, et puis, je préfère que ça vienne de toi »

Aujourd’hui, je m’interroge. Je réalise que la mort fait finalement tellement partie de notre quotidien de soignants qu’une fois les portes de l’hôpital franchies, on en vient à l’oublier, à la banaliser.
Savoir communiquer, annoncer, transmettre ne nous est pas enseigné, ou alors de façon informelle, empirique.

Choisir les bons mots, choisir le bon moment et le bon endroit. Ritualiser l’annonce sans s’enfermer dans un schéma trop définit a pour but de surmonter le décès, d’éviter le traumatisme psychique d’une annonce brutale.

Heureusement il reste l’espoir, nos proches et nos amis. Le deuil c’est aussi la réunion, les retrouvailles. Il lève le voile de la vie et permet d’apercevoir sur qui on peut véritablement compter.

Apprendre la mort ne peut se faire sans un récit de vie, il n’est acceptable de parler de la mort qu’à condition de parler aussi de la vie.  Ainsi, la nécrologie, qui a pour mission de prononcer la mort, devient alors biographie, témoignage de la vie.

« Nevermore » – écrit Edgar Poe dans The Raven. « Plus jamais »

Pour Pierre.

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