La thèse

« Monsieur le Président, Madame et Messieurs les membres du Jury, j’ai l’honneur de soutenir devant vous ma thèse pour le diplôme de docteur en médecine » sont les premiers mots que je prononce, tremblant, la gorge sèche et serrée face à l’auditoire.

C’est le grand jour, l’instant où tout semble se jouer alors que la partie n’est pas vraiment terminée : je passe ma thèse. Vingt personnes, le portrait d’Hippocrate, deux années de travail, réunis dans une pièce. Je bois une gorgée avant d’enchainer, les diapos s’entrelacent et les muscles se relâchent, les mots sortent, plus fluides et distincts : la machine est lancée. Me voici en pilote automatique et lorsque les questions fusent, je puise les réponses dans mon cortex cérébral, stimulant ma mémoire de travail.

Soudain, alors que la sentence tombe : mention très honorable, félicitation du jury et médaille de bronze, la tension diminue, laissant l’esprit divaguer. Quelqu’un me tend une feuille de papier : « le Serment d’Hippocrate », main droite levée, je récite.

L’espace et le temps se plie, les souvenirs remontent d’abord flou, sans couleurs ni son puis plus net et précis. L’amphithéâtre de six cents places : le bruit, la foule, l’excitation du premier cours. Le Professeur Duparc, craies colorées entre les mains déclinant l’anatomie de la clavicule. L’émotion du résultat du concours de première année, les larmes et les jambes tremblantes. L’USIC du CHU Charles Nicole, les premiers soins et cette compote. Ce pot entamé, tiède qui fixe toute mon intention, plutôt que cette patiente, sans visage, morte derrière. Je pense « mon premier décès est une compote, impossible de remettre un visage, un nom… la honte ». C’était une vielle dame, cardiaque, qui avait laissé sa cuillère dans son pot, qui s’était endormie paisiblement. Avant de mourir est-ce qu’elle savait qu’elle serait la première morte d’un étudiant en médecine en stage infirmier ? Savait-elle que dans ma mémoire je ne garderai que le souvenir d’une compote de pomme ? Savait-elle que j’y repenserai en récitant mon serment d’Hippocrate incapable après neuf ans de remettre un visage sur ce corps, n’ayant dans mes narines que l’odeur âcre de la pomme.

« Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement la vie ni ne provoquerai délibérément la mort. »

Puis tout s’accélère : le week-end d’intégration, ma première garde aux urgences, ma première suture, mon premier plâtre, la psychiatrie et l’ECN. La mer et mon amoureuse, de nouveaux résultats de nouvelles larmes, le train vers Paris et le premier carnet noir.

« Que les hommes m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses. Que je sois couvert d’opprobre et méprisé si j’y manque. »

Des applaudissements. S’ils savaient pour la compote, m’auraient-il laisser prêter serment ? Puis on m’attrape le bras, le bouchon saute, le champagne coule, la vue se brouille comme les visages, on saute, on s’embrasse : la famille et les amis sont là, c’est le principal. Des cadeaux et de l’amour, une nouvelle vie commence ? celle du docteur ? Peut-être.

Le petit carnet noir, lui, est toujours là au fond du sac, j’y écris « fait attention aux compotes de pomme le jour de ta mort, il ne faudrait pas perturber un étudiant en santé »

Merci.

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