L’alpiniste

Enfermé, isolé et terrifié par cette vague mortelle et virale, nous nous surprenons à rêver nature, espace et grand air. La lecture permet alors de s’échapper pour rejoindre Frison-Roche et sa conquête des sommets. L’alpinisme, cette discipline mêlant aventure et rigueur a suscité récemment mon intérêt, et comme à mon habitude, c’est par l’angle psychiatrique que j’ai attaqué le sujet.

L’alpinisme est avant tout une rencontre avec la nature, une épopée qui enseigne le dépassement de soi. Gravir les montagnes c’est découvrir ses limites et les repousser. Ce bol d’air frais n’est donc pas sans danger et si l’on connait les séquelles physiques d’une expérience trop ardemment vécue ­ – engelure, œdèmes et mal des montagnes – il ne faut pas oublier l’esprit.

La très haute altitude est un lieu fabuleux, les rares à avoir visité les cimes escarpées du globe décrivent souvent à leurs retours expériences mystiques et irrationnels. Le manque d’oxygène la fatigue extrême, le froid, la déshydratation ou simplement la solitude sont autant de facteurs propices aux hallucinations frappant les alpinistes.

Le « troisième homme »

En 1916, après deux ans à survivre sur la banquise de l’Antarctique suite à la prise dans les glaces de son bateau l’Endurance[1], Ernest Shackleton accoste enfin avec quelques hommes d’équipage sur les rivages gelés de la Géorgie du Sud. Leur ultime mission, traverser un massif montagneux inconnu pour rejoindre un port de baleiniers. Ils leur faut s’enquérir de leurs aides afin de sauver les camarades laissés en hivernage sur l’île de l’éléphant. Une ascension particulièrement ardue et sans matériel les attend. Dans ses mémoire [2], l’explorateur décrira alors pour la première fois un phénomène hallucinatoire bien connu désormais de la littérature d’aventure :

«During that long and racking march of thirty-six hours over the unnamed mountains and glaciers of South Georgia, it seemed to me often that we were four, not three. »

Une douce et étrange sensation, celle qu’une âme amicale vous accompagne. Le terme « troisième homme » sera lui popularisé par le poète T.S Eliot.

« Qui est le troisième qui marche toujours à tes côtés ?
Quand je compte il n’y a que toi et moi
Mais quand je regarde au loin sur la route blanche
Il y a toujours un autre qui marche à tes côtés
Furtivement enveloppé d’un manteau brun, encapuchonné,
Homme ou femme, je ne sais—
Mais qui est celui-là de l’autre côté de toi ?
 »

En 1933 l’alpiniste Franck Smythe partagera ainsi sa tasse de thé et plus récemment en 2018, la Française Élisabeth Revol lui confiera sa chaussure [3]. Rassembler dans son livre « l’ami invisible » [4] John Geiger cherche à comprendre ces témoignages et l’origine de ces phénomènes : un ange gardien ? Un mécanisme de défense du cerveau ?

Dissociation

Le terme de dissociation est utilisé pour la première fois en 1845 par Jacques-Joseph Moreau de Tours, pour décrire les phénomènes psychiques observés chez les consommateurs de haschich [5]. Ce phénomène correspond à une altération de l’état de conscience et impliquant une déconnexion de soi-même ou du monde entrainant déréalisation (sensation d’étrangeté du monde) et dépersonnalisation (sensation d’étrangeté de son corps). Il faut voir cet état comme un continuum allant du normal au pathologique, l’hypnose permettant par exemple de s’y placer artificiellement et le traumatisme, par la force des choses [6].

Ainsi en 1975, alors que Doug Scott tente l’ascension de l’Everest par la face sud-ouest, sur les 100 dernier mètres il rapporte un phénomène de decorporation : « je me suis retrouvé à quelques mètres au-dessus de mon épaule gauche, à me regarder marcher » [7] .
La dissociation coupe le cerveau des ressentis sensoriels, seul l’esprit perdure, l’encodage se modifie, serait-ce le dernier baroud d’honneur de la volonté ?

Mal aigu des montagnes ?

Les équipes de psychiatre s’étant intéressées à ces hallucinations semblent inclure ces épisodes psychotiques brefs dans le tableau clinique du mal aigu des montagnes et son fameux œdème cérébral [8]. En effet la majorité des témoignages recensée concerne des épisodes ayant eu lieu à des altitudes supérieures à 3500 mètres. L’hypoxie liée à la baisse de la pression atmosphérique pourrait être responsable en partie de ces sensations. L’esprit par manque d’oxygène se brouille et des illusions peuvent facilement naitre. Il pourrait même s’agir d’un signal avant-coureur de l’œdème cérébral. le King’s College London va jusqu’à proposer un auto-questionnaire aux alpinistes, la positivité signant la redescente pour assurer la survie [9].

Peu étudiées « ces divagations d’altitudes » font encore beaucoup rêver : expériences mystiques, point de rupture cérébral, dépassement de soi, autant d’hypothèses à explorer ! 

Bibliographie

  • [1]        A travers la glace : 1914-1917, l’expédition Shackleton. France Culture 2017. https://www.franceculture.fr/histoire/travers-la-glace-1914-1917-lexpedition-shackleton (accessed January 31, 2021).
  • [2]        LANSING A. ENDURANCE: l’incroyable voyage de shackleton. Place of publication not identified: LES BELLES LETTRES; 2018.
  • [3]        L’alpiniste Elisabeth Revol raconte l’hallucination qui lui a fait commettre un geste fou. Le HuffPost 2018. https://www.huffingtonpost.fr/2018/02/01/lalpiniste-elisabeth-revol-raconte-lhallucination-qui-lui-a-fait-commettre-un-geste-fou_a_23350010/ (accessed January 31, 2021).
  • [4]        Geiger J. L’ami invisible le mystère de la survie dans les environnements extrêmes. Paris: J.-C. Lattès; 2012.
  • [5]        Moreau J-J (1804-1884) A du texte. Du hachisch et de l’aliénation mentale : études psychologiques / par J. Moreau (de Tours),… 1845.
  • [6]        Kédia M. La dissociation : un concept central dans la compréhension du traumatisme. L’Évolution Psychiatrique 2009;74:487–96. https://doi.org/10.1016/j.evopsy.2009.09.013.
  • [7]        Vennin T [VNV]. Les hallucinés: un voyage dans les délires d’altitude. 2020.
  • [8]        Hüfner K, Brugger H, Kuster E, Dünsser F, Stawinoga AE, Turner R, et al. Isolated psychosis during exposure to very high and extreme altitude – characterisation of a new medical entity. Psychol Med 2018;48:1872–9. https://doi.org/10.1017/S0033291717003397.
  • [9]        Hüfner K, Brugger H, Caramazza F, Stawinoga AE, Brodmann-Maeder M, Gatterer H, et al. Development of a Self-Administered Questionnaire to Detect Psychosis at High Altitude: The HAPSY Questionnaire. High Alt Med Biol 2019;20:352–60. https://doi.org/10.1089/ham.2019.0009.