L’innocence

Si écrire sur l’enfance, particulièrement lorsqu’elle est meurtrie, est un exercice difficile, soigner l’est encore plus. Après quatre mois dans un hôpital pour enfant, il est temps de reprendre le carnet noir et la plume.

J’avais effleuré l’univers de la pédopsychiatrie, en 6ème année de médecine, lors d’un stage à la fois passionnant et troublant mais surtout trop court à mon gout. Comment rester impassible face à la souffrance de ces jeunes âmes ? Comment ne pas s’indigner vis-à-vis de l’injustice ? S’interroger sur ces trajectoires tragiques ? Se questionner devant cette enfance avortée ? Les vingt minutes de marche me séparant du CHU de Rouen, se transformaient alors en réflexions intenses, plongées dans la fumée des Philip Morris qui s’enchainaient.

Le mot Allemand « Einfühlung » semble décrire parfaitement l’état qui m’habitait alors. Emprunté par Théodore Lipps à l’esthétisme, ce terme désigne initialement le fait d’être touché et affecté par une scène, réapproprié par le psychologue il devient un « mécanisme d’imitation inconsciente et automatique d’autrui » posant alors les bases de la théorie de l’esprit [1].

Sensible. « Tu es trop sensible » m’avais alors dit la chef de clinique « ne confond pas empathie et sympathie ». Une phrase facile à prononcer avec plusieurs années de psychiatrie derrière soit, mais difficile à entendre pour celui qui n’a pas encore choisi sa spécialité. Une phrase qui me semblait plus conciliante pour l’adulte beaucoup moins pour l’enfant. Comme si la majorité ôtait à tout un chacun le fardeau du traumatisme des premières années. Une idée bien fausse, il faut désormais se l’avouer.

Alors pour l’internat j’ai repoussé, différé ce stage en psychiatre de l’enfant, prétextant un mauvais classement ou une maquette à compléter pour reporter l’échéance. La vérité est plus simple, je voulais acquérir cette expérience qui m’avait manqué à la fin de l’externat, et ne pas retomber dans le piège d’accueillir à bras ouvert la souffrance de l’autre.

En psychiatrie et plus particulièrement avec les enfants, il est nécessaire de présenter la bonne attitude. Ne pas se cacher derrière le masque cynique et la froideur affective d’un professionnalisme désuet marquant la déshumanisation de la relation, ni tomber dans le désir narcissique de sauver l’autre à tout prix au mépris d’une juste distance et de sa propre santé. Là où l’empathie permet normalement de comprendre ce que ressent l’autre, sa douleur, ses émotions, Paul Ricœur nomme l’excès d’empathie, compassion, « un état ou l’on se laisse affecter par l’autre » [2].

L’empathie présente deux composantes ; l’une émotionnelle implicite ou « bottom-up », l’autre cognitive explicite ou « top-down ». Ainsi, lorsque nous percevons l’émotion d’autrui, nous ressentons tout d’abord une première émotion identique à celle de l’auteur puis, dans un second temps cette émotion est modulée par des processus cognitif (par exemple, réfléchie s’il s’agit d’un patient) [3].

En 6ème année de médecine, les neuroscientifiques m’auraient donc diagnostiqué un défaut d’empathie cognitive et de rétrocontrôle alors que le psychologue Charles Figley m’aurait trouvé un « stress compassionnelle » [4]. L’idée reste la même : l’envahissement de la psyché par un excès d’empathie. 

Assis dans le tramway, le livre « une histoire de l’empathie » de Jacques Hochmann sur les genoux, je parcours la conclusion. Les portes s’ouvrent, je me dirige vers ce nouveau service des troubles alimentaires de l’enfant. Une aile, dix lits, six mois et des astreintes aux urgences pédiatriques. Leurs yeux ronds, bleus, verts, bruns m’observent, me scrutent soudain l’une s’écrie « c’est vous le nouvel interne ? ».

Bibliographie

[1]  Georgieff N. LA EMPATIA EN LA ENCRUCIJADA ENTRE NEUROCIENCIAS COGNITIVAS Y PSICOANALISIS. La psychiatrie de l’enfant 2008;51:357–93.
[2]  Ricoeur P. Soi-même comme un autre. Paris: Editions du Seuil; 1990.
[3]  Fan Y, Han S. Temporal dynamic of neural mechanisms involved in empathy for pain: an event-related brain potential study. Neuropsychologia 2008;46:160–73. https://doi.org/10.1016/j.neuropsychologia.2007.07.023.
[4]  Figley CR. Compassion fatigue: coping with secondary traumatic stress disorder in those who treat the traumatized. 2015.

2 comments

Article très intéressant. L’empathie est vraiment nécessaire en pédopsy. Ma fille a été hospitalisée dans l’unité dont vous parlez et un merveilleux interne de l’époque (maintenant CCA, bonjour docteur A. !) nous a sorti de situations bien compliquées grâce à cette fameuse empathie.
Elle a malheureusement été ensuite transférée dans une unité d’obédience psychanalytique où la froideur de son pédopsy senior n’avait d’égale que sa haute estime de lui même (les internes étant réduits à des figurants) : ma fille s’est fermée, révoltée et cette hospitalisation a été un long gâchis dont j’espère qu’elle se remettra un jour.

Je vous remercie pour votre retour. J’espère que votre fille se porte mieux et qu’elle arrive à se reconstruire.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *