En cette période de confinement, nombreux sont les isolés qui s’apaisent par l’introspection. Retrouver le sens, découvrir l’essentiel, résoudre les énigmes de l’âme devient alors la norme. Les soignants ne sont pas plus épargnés par ce mécanisme interrogatoire de l’esprit : les pratiques sont discutés, la parole se libère et maintes questions resurgissent. Cette crise sanitaire bouscule le corps médical, le pousse dans ces retranchements et certaines controverses refont surface.
La vocation
Si « les trois unités », premier article de mon blog, raconte brièvement la raison de mon orientation vers la psychiatrie. Répondre à cette injonction « Pourquoi as-tu fait médecine ? » nécessite une réflexion plus profonde et délicate. Bien avant la pandémie, ce petit carnet noir de moleskine était déjà couvert de ratures et d’échos de ma pensée sur cet épineux sujet, mais cette infection en aura accéléré la résolution. Si le libre arbitre existe alors toute décision s’inscrit dans un récit, une narration, une suite d’événement expliquant le tracé sinueux de nos vies.
Le 23 février 1935, à Alger, un petit être pousse son premier cri : René. Sa famille, plus que modeste, a fui la Sicile natale, après une querelle quasi fratricide, pour trouver travails et logements sur cette terre où « tout semble calme et en harmonie sous le soleil bienfaisant ». Ce « bambino » est élevé, comme il se plait à le répéter, par des femmes – mères, sœurs, tantes et cousines – son père travaillant dur comme chauffeur de Tramway. Son enfance est ainsi emplie d’aventures ensoleillées, bercée aux rythmes des cigales et des accents italiens. Le 1er novembre 1954, il entre en première année médecine, son précis de dissection, et sa trousse d’anatomie en cuir fabriqué par le cordonnier Kader, dans son cartable. Le même jour a lieu la « Toussaint Rouge ».
De cette époque, nombreuses sont les anecdotes partagées lors des repas familiaux : les ateliers de dissections, les visites interminables dans les services de médecines, les péripéties d’un jeune externe. Petit ses histoires me fascinent et René observe les yeux rêveurs de son petit-fils. Il narre avec de grands gestes comment en enfouissant son doigt dans une plaie sanguinolente il évita la mort au boucher qui s’était perforé l’artère fémorale avec l’une de ses lames. Il raconte l’arrivée de la pénicilline dans la pharmacopée, décrit avec détails les différentes étapes d’un accouchement à domicile. Le conte familial pénètre ainsi mon imaginaire y déposant une graine, celle du soin.
Toujours drôles et joyeuses la transmission orale omet souvent la douleur et la souffrance. René couche sa tristesse sur papier. Un journal où il dépose selon ses propres termes « pêle-mêle » ses souvenirs, recherchant dans sa mémoire un sens à donner aux mots. Par des aller-retours entre le présent et son passé, il retrace son chemin, « Charlie-hébdo » et les atrocités de l’OAS et du FLN ainsi se mélangent. Ce témoignage je le découvrirai à l’aube de mon internat car il est des récits qui nouent, malgré le temps, toujours les gorges.
« Nous sommes des déracinés » écrit-il souvent, de la Sicile à la France en passant par l’Algérie difficile pour lui d’identifier ses origines, chaque génération quittant, l’âge adulte venu, son sol natal.
Suivant la pensée du philosophe Paul Ricoeur de son livre « soi-même comme un autre », si l’identité est narrative, si se sentir soi c’est raconter à soi et aux autres une version de son histoire alors quelles conséquences peuvent avoir ces « trous de mémoire » familiaux ? Celle sans doute de perpétuer cet art qu’est la médecine. Étudier le soin, chercher la guérison c’est aider à la cicatrisation de ce traumatisme transgénérationnel. Comme dans le « Syndrome de Garcin », il m’appartenait donc de m’inscrire dans cette lignée, après mon grand-père, mes oncles et ma mère. Revêtir la blouse blanche, prêter serment et saisir le témoin pour continuer cette course à la vie.
Aujourd’hui, dans cette atmosphère si pesante d’épidémie mondiale, il me semble indispensable de comprendre ce qui fait chacun de nous. Écrire, méditer, se confier permet à l’instar de l’association libre psychanalytique de saisir le sens des événements. Répondre – si ce n’est partiellement – à cette formule « Pourquoi as-tu fait médecine ? » aide à puiser profondément en nous les ressources nécessaire pour continuer ce combat face à la mort et la maladie.
à mon grand-père