L’alcool

Depuis toujours, l’Homme cherche tantôt à éveiller, émerveiller ses sens, tantôt à endormir, apaiser ses craintes. La transe, cette ivresse profane, cette extase mystique transporte les individus et perdure dans les époques. L’humanité n’a-t-elle pas domestiquée le blé et l’orge pour produire de la bière avant même le pain ? L’hydromel, ce nectar utilisé pour les rites chamaniques, plongeait ainsi les premiers hommes dans le doux engourdissement des fruits fermentés. De ces froides et longues nuits au pieds des rocs ou dans les steppes arides nous retenons contes, visions et oracles. Serait-ce notre amour pour la boisson qui déclencha alors la révolution néolithique, l’agriculture, la domestication ?

 Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ? 

ALFRED DE MUSSET

Célèbre phrase d’Alfred de Musset pour évoquer cet amour justement. Partout, d’un pôle à l’autre, dans toutes les cultures : « l’aqua vitae » occupe une place de choix. De la Genèse de la Bible au poème d’Omar Khayyam, cette boisson parfois sucrée, parfois amère, distillée, filtrée, chauffée, nous accompagne.

« Bienvenue en unité de sevrage complexe, voilà tes huit lits », me dit mon chef en novembre dernier. De l’addictologie je connaissais peu de choses, je gardais bien sûr la vision biaisée des médias : la musique de « Requiem for a Dream » résonnant alors dans ma tête et le patient à l’haleine chargée des urgences ronflant toujours dans un coin de mon crâne. J’allais en réalité découvrir le monde des aiguilles, de la poudre et des alcoolisations massives. 

« Ce sont les patients qui nous apprennent le plus et nous expliquent notre métier », conclut-il après son tour. Jamais phrase ancrée mon carnet de Moleskine ne me sembla plus juste. Ainsi lorsqu’Erwan Gramand m’envoya un mail pour me demander d’écrire sur son livre, il me parut juste de lui laisser la parole.

Si Joseph Kessel dans Avec les alcooliques anonymes s’intéresse aux groupes, à cette masse de malades qui arpente jour et nuit la Bowery, Erwan axe son écrit sur l’individu.  Alors, sans filtre, avec ses mots, simples mais forts, il nous dresse son portrait, raconte son « détour par l’enfer ». Il nous saisit par le col, nous emmène dans les soirées open-bar étudiantes y chercher l’ivresse. Lentement, on l’observe plonger, se noyer dans la boisson, frôler la mort. Sa vie est celle d’un « addict », entrecoupée de moments de répit au contrôle illusoire, avant la prochaine rechute, plus violente encore.

En cent pages, l’auteur nous brosse son parcours : croquis raturés, pages arrachées, jusqu’à une rédemption par l’amour. L’amour et l’alcool, indissociables et pourtant si différents. Il se confie, parle au lecteur, s’analyse, s’amusant ainsi à s’allonger sur ce divan symbolique qu’est la page blanche. Si l’abstinence est acquise, il sait que c’est au prix de la compréhension et du partage.

« Je considérais que c’était un vice et qu’il suffisait d’un peu de volonté pour arrêter ». Chaque idée reçue est finement démontée, décortiquée, expliquée et la culpabilité des premiers chapitres fait place à une résolution, celle de s’en sortir, de transmettre, d’aller plus loin. Ainsi, paradoxalement, tout en nous entraînant avec lui dans une spirale au gout âcre et à l’odeur d’éthanol, il se dévoile et expose les raisons de sa motivation finale.

« Un alcoolique qui parle à un autre alcoolique » : voici, résumé, raccourci, le credo des A.A. Ici, Erwan s’adresse à lui-même d’abord, mais surtout à tous : il existe des vulnérabilités, la sienne s’est révélée à 18 ans. « Ce soir, tu as 18 ans, tu boiras donc 18 verres de vin. » Mais l’alcoolisme, le trouble de l’usage de l’alcool, comme le nomme désormais le DSM, est une maladie, et son remède passe par les écrits et la parole. Il ne vous reste plus qu’à dévorer ce témoignage pour vous en persuader.

Vous trouverez sans souci le livre d’Erwan Gramand (@Egramand) sur Amazon, en effet, il s’agit d’une autoédition. Avec en bonus, une préface de Laurent Karila.